15 décembre 2011

Mais qu’est-ce qu’elle fout, la Banque Centrale? Liquidité et solvabilité des banques et des Etats.

C’est la question que se posent deux types de publics qui sont rarement dans le même camp. Aujourd’hui, aussi bien les keynésiens de tout bord, ceux qui s’inquiètent de l’austérité et de la régression sociale, que les intervenants des marches, ces gestionnaires apatrides charges de placer l’épargne mondiale, exhortent la BCE à bouger. D’un cote, on lui demande de devenir (redevenir, même, pour ceux qui ne connaissent pas le sujet ou n’ont pas lu le précèdent billet) le prêteur des Etats. De l’autre, on la presse de sortir le « bazooka »-comme l’a fait la FED américaine en 2008. La différence est que les premiers ont le souci du financement de l’Etat et de ses dépenses sociales, les seconds celui de la sauvegarde du système bancaire. Mais tous se demandent : qu’est-ce qu’elle fout ?
Examinons d’abord l’aspect lie au système bancaire. Pourquoi la Banque Centrale est-elle au chevet des banques quand ça va mal ? La raison principale est que les banques, dans leur fonction de prêteur, font de l’intermédiation de crédit, c’est-à-dire qu’elles transforment des ressources financières courtes et/ou liquides en emplois longs et/ou illiquides. Par exemple, à partir de ressources tirées du marché monétaire ou de leurs dépôts-ressources que rien n’empêche de se tarir lors d’une crise-une banque finance des particuliers pour l’achat de leur logement. D’un cote la banque s’engage pour 20 ans, de l’autre elle renouvelle sa ressource au jour le jour. En contrepartie de ce risque lie à l’asymétrie entre ressources et  emplois, les banques ont la possibilité de s’adresser à la Banque Centrale pour faire la jointure lorsque c’est nécessaire.   Cet aspect est quelquefois décrit comme un transfert de richesse indu vers les banques, à qui on prêterait de l’argent à très bas prix pour qu’elle nous le re-prête (ou à l’Etat) au prix fort. Mais là n’est donc pas la logique de cet adossement à la Banque Centrale. En outre, comme la BC contrôle les conditions du marché monétaire, le dispositif lui donne un levier de contrôle sur la liquidité des banques et sur la distribution du crédit. Actuellement, la Banque Centrale Européenne multiplie les facilites pour diminuer les difficultés de refinancement des banques, car les risques engendres par le surendettement des Etats tendent à gripper les mécanismes habituels. Mais il s’agit ici pour la BCE, insistons là-dessus, d’améliorer la liquidité des banques, pas leur solvabilité.
Quant au financement de l’Etat par la Banque Centrale, c’est un fantasme (voir précèdent billet). Cela dit, si on n’en fait pas un système et dans des circonstances d’urgence et d’exception, l’arme peut être utilisée. Mais dans quel esprit précisément ? On retrouve ici la distinction entre la liquidité et la solvabilité. Supposez que vous ayiez à rembourser un prêt pour l’achat de votre résidence. Les mensualités de ce prêt représentent 25% de votre revenu, vous les assumez sans problème. Vous êtes solvable. Mais voilà que votre banque, pour une raison quelconque, exige le remboursement immédiat de la totalité du capital. Vous ne pouvez pas le faire. Bien qu’étant solvable, vous avez un problème de liquidité. Dans ce cas, vous vous adressez a une autre banque qui va racheter le prêt : votre demande est légitime, et c’est légitime pour cette deuxième banque de le faire, puisque vous êtes solvable et que ce deuxième prêt pourra être normalement remboursé.
Supposons maintenant que vous vous soyiez déraisonnablement endetté et que les mensualités à assumer représentent 60% de votre revenu, de sorte qu’après avoir payé vos dépenses obligatoires, il ne reste pas assez pour payer la mensualité d’emprunt. Dans ce cas, le retard de remboursement de l’emprunt se cumule chaque mois. Aller chercher une deuxième banque pour refinancer le prêt ne changerait rien au fait que la mensualité est trop lourde, et il est inutile d’espérer avoir un prêt à meilleur taux puisque votre profil de risque ne s’est pas amélioré (bien au contraire). Là, vous avez un problème de solvabilité, pas de liquidité. Si un problème de liquidité peut bien se traiter par un nouveau recours à l’emprunt, un problème de solvabilité ne peut se traiter de cette manière, et si on tente de le traiter ainsi il s’aggrave. Dans notre exemple, les seules solutions sont de réduire les autres dépenses, de vendre la résidence, ou d’obtenir une augmentation.
Revenons au cas des Etats. Quand leur dette fait boule de neige, ils se retrouvent aussi devant un problème de solvabilité. Les banques étant chargées jusqu’aux yeux d’obligations d’Etat, elles ont le même problème : si les Etats ne peuvent rembourser leur dette, ces titres de créance perdront leur valeur et il en résultera un trou dans leur bilan, ce qui mettra en cause leur solvabilité et pas seulement leur liquidité. En Europe, la solvabilité des Etats et celle du système bancaire sont liées.
Donc, que fout la BCE ? Elle ne veut pas traiter le problème de la solvabilité car elle sait-comme tout le monde-que c’est sans issue (d’ailleurs il se trouve que ce n’est pas dans son mandat). Il est évident que si la BCE se déclarait prête à assurer la solvabilité des Etats, ceux-ci –ils sont pilotés par la politique, ne l’oublions pas-se déchargeraient aussitôt sur la BCE de ce souci encombrant et leur dette ne ferait qu’enfler, comme chez un ménage dispendieux à qui une banque ouvrirait un crédit illimité. En Europe, ce problème se double d’un souci d’équité et de convergence entre nations : si la BCE ouvrait les vannes au profit des nations insolvables, elle opèrerait en pratique un transfert de richesse des pays solvables vers les pays moins solvables. De plus, elle faciliterait la divergence économique entre pays déficitaires et excédentaires, qui est précisément à l’ origine des problèmes actuels. Ce serait tenter d’éteindre un incendie en y jetant de l’essence.
C’est pourquoi il faut d’abord en passer par la rhétorique de la « coordination budgétaire » des sommets européens, qui exprime poliment une ligne de réduction des déficits sous la férule allemande. La coordination ne peut se faire que dans ce sens, puisqu’il s’agit de soigner le problème de solvabilité de certains pays, pas de le créer dans d’autres. Dans le fond, mais tout le monde l’a un peu oublié, les Etats ne sont pas censés être en déficit perpétuel. Avant 1971, date de la fin de la convertibilité en or du dollar, il y avait une limite théorique à la création monétaire, et de fait les déficits étaient maitrisés. Le passage à un système de « fiat money » pur supposait que les pouvoirs politiques s’auto-imposent une discipline en matière de politique budgétaire, car aucune limite n’existait plus au pouvoir de création monétaire de l’Etat. Mais les pouvoirs politiques n’ont pratiquement jamais observé cette règle. A minima, si deficits persistants il y a, la discipline doit être respectée pour leur financement, sous peine de détruire ce bien collectif qu’est la monnaie; c’était le sens de la loi de 1973, tant décriée. La BCE attend de voir dans quelle mesure les Etats de la zone euro s’engagent, a tous les sens du terme, sur la voie de l’équilibre, après quoi elle voudra bien intervenir pour aider leur liquidité, autrement dit leur trésorerie.
Cela, c’est le schéma. En pratique, c’est un peu moins simple. Il y a une course de lenteur entre d’un côté, les Etats qui n’adoptent pas avec entrain des plans de rigueur et n’abandonnent pas de gaité de cœur des pans de souveraineté, et de l’autre la BCE et son allié objectif allemand, qui ouvrent juste ce qu’il faut, mais pas plus, les cordons de la bourse, pour empêcher le système bancaire de s’effondrer. Car c’est le véritable enjeu. Les interventions massives de la FED en 2008 visaient à pallier l’insolvabilité des banques américaines, pas celle de l’Etat. Qu’un Etat ne puisse pas payer ses fonctionnaires, c’est un problème politique, mais on peut faire avec : ça arrive en ce moment en Grèce, c’est arrivé plusieurs fois aux Etats-Unis. Mais que le système bancaire s’arrête, et tout s’arrête.  La BCE fera toujours le nécessaire pour éviter cette issue fatale, même s’il faut pour cela monétiser la dette de certains pays, a dose la plus faible possible toutefois. En pratique on pourra quelques instants fermer les yeux sur la sacro-sainte distinction entre liquidité et solvabilité. Mais dans un traité, il ne faut pas y compter.
L’Allemagne, en bloquant les interventions de la BCE, protège aussi des intérêts à plus long terme. On dit beaucoup que les allemands sont hantes par le souvenir de l’hyperinflation des années 20. Mais il y a des préoccupations plus actuelles. L‘inflation avantage ceux qui ont des dettes au détriment de ceux qui possèdent des actifs. L’Allemagne est riche en capital, peu endettée. Surtout, sa démographie est déséquilibrée : de très nombreux allemands vont partir à la retraite dans les années qui viennent et leur niveau de vie dépendra directement du niveau de l’inflation. Ce pays a un intérêt particulier à conserver un niveau d’inflation bas en Europe, et donc à préserver la valeur de la monnaie. Actuellement, malgré les signes de récession, l’inflation en zone euro est à un niveau relativement élevé. Cela ne va pas inciter à la souplesse.